75 rue João Adolfo, app. 114, centre-ville

Gabriel Schincariol Cavalcante
7 min readDec 4, 2020

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Ce texte était traduit du portugais par Marly Peres

Traversées rassemble divers récits autour d’une thématique commune : habiter et repenser notre espace quotidien à l’épreuve du confinement. Pensée à la fois comme un espace de publication et de réflexion, elle accueille les 13 textes lauréats d’un appel à contribution lancé en France et au Brésil ainsi que 9 propositions prospectives produites par des étudiant·e·s en architecture et urbanisme. Nés de la volonté de croiser les regards et de multiplier les points de vue de part et d’autre de l’Atlantique, deux entretiens menés avec trois architectes viennent augmenter les réflexions engagées. Un travail sonore, présenté sous forme de capsules, donne à entendre des voix qui traversent les récits et ouvrent de nouveaux territoires de fiction.

J’ai perdu ma montre, non que cela soit important, peu importe, c’est vrai, presque pas. Le jour se lève et le soleil entre timidement par la fenêtre, en travers de la chambre, suffisamment pour que le vieux rideau ne soit pas capable de contenir sa lumière. Il faut que je m’achète un masque de sommeil. Plus tard, vers l’heure du déjeuner, le lit se transforme en une piscine de soleil, impossible de se coucher. En fin d’après-midi, les rayons du soleil font un angle parfait pour sécher les vêtements du petit étendoir qui est contre le mur, devant la fenêtre, derrière le lit. La nuit, tout est obscur et puis tout recommence de nouveau.

Je n’ai pas besoin de montre, il suffit d’aller dans ma chambre. Il faut que ce soit la chambre. Dans le salon, qui est aussi la cuisine, le soleil ne rentre pas. Il n’y a qu’une fenêtre. Et entre la fenêtre et le salon, il y a une cloison avec un tableau de David Bowie. J’ai pensé à défoncer la cloison, mais, que dirait le propriétaire ? Que je deviens fou ? Oui, c’est sûr. Pour l’instant David Bowie reste ici.

Ce tout petit appartement carré que tout le monde s’accorde à appeler studio dans les sites immobiliers m’a paru idéal à première vue. Un lieu situé dans le centre-ville, à côté du métro, à 10 minutes à grandes foulées de la faculté et à une, deux stations du travail, avec ce petit supermarché ouvert 24h/24 en bas de l’immeuble, trop bien. Je dois acheter du lait et des œufs. Je ne peux pas oublier. Ça m’a paru parfait. Je l’ai loué, j’y ai installé mes affaires, j’ai rempli mon petit espace, des livres par terre, sur la table, sur l’étagère de la cloison qui sépare la cuisine du salon, à côté du lit, de la télé, de l’ordinateur, des paires de tennis entassées dans l’entrée. C’est un toit, un studio, dans le cœur de la ville.

Et ça l’a été pendant longtemps, ça fait quoi, presque quatre ans ? Dès le matin, j’enfile mon jean et mon t-shirt, je bois mon café et je prends la ligne rouge, j’écoute de la musique sur le chemin, je regarde tous ces gens qui passent tous les jours et on dirait que je ne reconnais jamais leur visage pour la deuxième fois, je dévie mon regard de ceux qui dorment sur les petits escaliers près du métro, j’ai honte de dévier mon regard, je me sens stupide d’avoir honte, j’arrive au travail, je travaille, je sors du travail, je vais à la fac en métro, je sors de la fac et à vingt-trois heures je traverse le pont les mains dans les poches et les pieds agiles pour rentrer chez moi et me protéger du danger. C’est la rue, la rue est dangereuse.

Plus maintenant. Ça fait soixante-douze jours.

J’ai d’abord pensé qu’il y en aurait pour quinze, vingt jours, un mois maximum. J’ai installé un second écran à mon ordinateur, j’ai acheté plein de poulets panés congelés et j’ai commencé ma routine, dormir et me réveiller et dormir et me réveiller et dormir et me réveiller sans sortir de l’appartement, sauf pour acheter plus de poulets panés.

Il n’y en a pas eu pour quinze, vingt jours, c’est bien évident. Je me suis trompé.

Ces petits appartements, qu’on s’accorde à appeler studio vu le montant du loyer, sont tout petits, petits, vraiment. Les jours ont passé et on dirait que j’ai grandi sans changer de taille, mais en tenant, chaque fois moins, dans ce minuscule appartement. L’évier a démontré une capacité presque magique, une propriété mystique de se maintenir plein de vaisselle sale, quoi que je fasse. Le poulet pané s’est révélé une option peu durable. Mes aigreurs d’estomac ont recommencé. J’ai arrêté les sodas. J’ai remplacé le poulet pané par des blancs de poulet grillés. Mes aigreurs se sont améliorées.

J’ai repoussé le canapé et la table, chacun dans un coin, en fait tout ce qui existe dans cette pièce, et j’ai fait de l’espace, quoi, environ trois, quatre mètres carrés, une espèce de salle de gym fonctionnelle. Il faut que j’achète un tapis de yoga. Mes serviettes commencent à être immondes. À l’époque, j’avais déjà perdu ma montre. Je me réveillais avec le soleil, je mangeais, je travaillais jusqu’à terminer de faire ce que j’avais à faire, j’allumais la télé, je faisais griller le poulet, je remangeais, je faisais la vaisselle, je râlais, et après tout ça, je faisais une activité physique quelconque. Dans le salon, sans fenêtres, on ne sent pas la présence du temps. C’est tout le temps le même temps. Un temps arrêté, immobile, on dirait qu’entre les murs de ce minuscule appartement, on est en dehors du monde. Quel monde ? Enfin. J’ai acheté sur le Web des vidéos d’entraînements spéciaux pour le confinement et j’ai commencé à les suivre. Sautez, descendez, flexion, burpee, sautez, descendez, flexion, burpee, puis abdominaux, abdominaux, abdominaux, et mon corps se défait en sueur, les murs chaque fois plus proches, je sentais que j’étais capable d’enfoncer ma tête dans le plafond en plâtre. Jusqu’à ce que l’interphone sonne. J’ai mis la vidéo sur pause et j’ai été répondre. Au fait, où en est la mensualité de mon club de sport ? Je dois vérifier.

Une voix sort de l’interphone, toute gênée de dire que mes voisins du petit appartement juste en-dessous du mien se plaignaient du bruit. Quelqu’un saute, dit la voix de l’interphone. Je ne savais pas quelle heure il était. Dans le salon, on ne peut pas le savoir. Quelle heure est-il, j’ai demandé, et la voix a répondu qu’il était dix heures passées. Du soir. Oups. J’ai remercié et raccroché. Je suis rentré sous la douche et j’ai voulu crier, mais je n’ai pas crié, parce qu’il était tard et que les voisins s’étaient déjà plaints une fois.

Dans l’immeuble d’en face, quelqu’un a commencé à compter les jours à sa propre fenêtre avec du ruban adhésif. Ça a commencé le trente-neuvième jour. Ou alors, c’est la première fois que je l’ai remarqué, le trente-neuvième jour. Ça m’a ému. Je me suis mis à suivre le décompte et j’ai remarqué que généralement quelqu’un changeait le numéro plutôt en fin d’après-midi, quand le soleil était parfait pour sécher le linge. Je n’ai pas beaucoup de linge à sécher. J’utilise les trois mêmes vêtements presque tout le temps. Je vérifie à chaque moment, par la lumière du soleil qui entre dans la chambre, si c’est déjà l’heure où le voisin met à jour son décompte. Quand ça arrivait, je me remplissais d’espoir.

Quelque chose comme être ensemble. Quelque chose comme reconnaître le même visage deux fois dans le métro. Quelque chose comme ne pas dévier les yeux, enfin.

Les murs du petit appartement s’écartaient ainsi, le temps où mon voisin et moi sommes restés complices, sachant que ça allait passer parce que tout passe. Nous ne sommes pas finis, tout comme la maxime de Riobaldo[1]. Et si on n’est pas finis… ce n’est pas la fin, alors ce n’est pas définitif.

Sauf que. Ah. Sauf que, bon sang, le jour soixante-treize, le soixante-treizième jour, mon voisin a cassé la promesse que nous ne nous étions jamais faite. Le soleil de l’après-midi est passé et le numéro sur le ruban adhésif n’a pas changé de 72 à 73. La nuit est passée puis un nouveau matin est arrivé et il n’a pas changé de 72 à 74. Le soleil est parti, puis est revenu et reparti puis revenu et le 72 est resté là, collé à la fenêtre, immobile comme une lourde pierre sur moi, sur nous tous.

Je ne sais plus combien de jours sont passés depuis que le soixante-douzième jour est devenu tous les autres jours. Je ne sais pas quelle heure il est.

Tous les jours sont le soixante-douzième jour d’isolement. Tous les jours sont pareils. Mon visage se répète dans le miroir tous les matins, même si je ne me reconnais plus dans chaque nouveau reflet. Riobaldo, dis-moi, j’ai besoin de le savoir, si c’est vraiment en vivant que l’on apprend à vivre, que me reste-t-il, moi qui suis profondément enfoncé dans le tissu du temps ? Ces murs collés les uns aux autres ne me laissent pas beaucoup d’espace. Soixante-douzième jour.

Vivre est très dangereux — tout est entre les mains du voisin qui compte les jours en face de mon tout petit appartement.

[1] Personnage du roman de João Guimarães Rosa, Grande sertão veredas (NDT)

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